C’est mon cheval de bataille : convaincre les agriculteurs-trices que développer ses compétences à communiquer est tout aussi important que de maîtriser la gestion de ces cultures ou de son troupeau et si j’osais je dirai même plus important !
Je vous entends me dire d’un ton un peu agacé que le milieu agricole n’a pas le monopole de la négligence de la communication ! Et c’est juste ! C’est quelque chose que l’on retrouve dans divers milieux professionnels.
Est-ce pour autant qu’il ne faut pas avoir plus d’ambition concernant la capacité à communiquer pour un métier qui est régulièrement caricaturé ?
En effet, l’image de l’agriculteur taiseux, solitaire et rustre, incapable d’avoir une communication interpersonnelle de qualité, a la vie dure. Elle est pourtant d’un autre temps, en admettant qu’un jour, elle ait pu dépeindre une réalité sociologique.
Aujourd’hui les fermes s’agrandissent, la création de GAEC à 3 ou 4 voire plus d’associés, se développe. Les agriculteurs-trices aspirent à plus de temps libre, plus de temps pour la famille et les activités sociales alors ils embauchent, ils travaillent aussi en réseau. La ferme devient également un lieu de passage avec la vente directe.
Les défis à relever sont de taille. La capacité à savoir communiquer, transmettre ses idées, sa vision, ne pas se laisser enfermer dans les conflits, réguler les tensions sont indispensables et peuvent sauver des fermes ! Oui je dis bien sauver des fermes !
Je travaille auprès des agriculteurs, d’abord en tant qu’ouvrière agricole, ensuite dans la formation technique puis dans l’accompagnement psychosocial. Tout au long de ces expériences, j’ai noté qu’ il y a cette tendance à la pudeur extrême sur l’expression de ce qu’ils ressentent. Pudeur ou manque de compétences ? Les deux très certainement, l’un n’excluant pas l’autre.
A cela s’ajoutent des conditions de travail dans de nombreuses fermes, ne favorisant pas le temps nécessaire pour instaurer une communication de qualité.
Il n’y a pas le temps de tergiverser avec les états d’âmes, pas le temps de prendre le temps de se dire les choses. On “se balance” des bouts de phrases entre 2 vêlages.
Si l’on a de la chance, on peut se dire les choses au café du matin après la traite mais souvent ce moment de détente rapide doit être préservé pour ne pas gâcher le reste de la journée qui s’annonce longue.
Fort de ce constat, peut-on accabler les agriculteurs-trices ? Bien sûr que non.
A quel moment dans leur formation parle t’on de relations interpersonnelles, de communication, de gestion du personnel au même titre que l’on aborde les compétences techniques ? La réponse est simple : jamais ! Mis à part quelques centres de formation qui choisissent de travailler sur ces compétences, mais cela reste des cas isolés.
Est-ce que pour autant cela excuse la résistance de certains à s’ouvrir à ses compétences et à se remettre en question ?
NON, il n’y a plus le temps de se donner des excuses du genre : “la communication ce n’est pas mon truc”, “chez moi on n’a jamais communiqué” ou pire “ c’est de la connerie, c’est trucs là” “ je suis agriculteur et pas psychologue”.
Ces deux dernières réflexions sont d’un autre temps.
Elles détruisent des familles, des partenariats et contribuent à ajouter de la difficulté aux difficultés déjà existantes du métier.
Si je ne vous ai pas déjà convaincu, alors, pas de temps à perdre, je vais dire les choses sans détours avec une question simple et directe :
Qu’allez-vous perdre en négligeant la communication ?
Dit autrement, en ne développant pas votre capacité à communiquer avec plus d’aisance et en ne prenant pas au sérieux ce sujet au même titre que les aspects techniques ou/et économiques de la ferme, quelles vont en être les conséquences ?
Partons de deux situations typiques au sein de GAEC que je rencontre dans mes interventions sur les fermes en cas de tension. Ensuite, j’évoque des questions que les associés auraient pu se poser pour limiter les risques.
Les conséquences d’une mauvaise communication au sein d’un GAEC
Le paysan solitaire s’éloigne du paysage agricole
Le nombre de groupements agricoles d’exploitation en commun ( GAEC ) représente 10% des exploitations françaises en 2016 contre 7% en 2010. En 2021, la tendance est à l’augmentation. L’association est l’opportunité de mutualiser les outils de production et de regrouper les moyens humains. L’agriculteur solitaire et taiseux s’éloigne du paysage agricole.
Les avantages sont certains, mais c’est aussi “le début des ennuis” si aucun travail sur la communication entre associés n’est fait.
La construction d’un projet de GAEC sans prise en compte de la communication
Voici une ferme à 3 associés avec 2 frères. On va l’appeler la Ferme des “On n’aime pas parler, c’est comme ça.” Je tire le trait, vous l’aurez compris !
Si on schématise le développement du projet, ça donnerait quelque chose comme ça :
1- Le projet du GAEC s’est cristallisé autour de l’avantage matériel, foncier et en force de travail
2- Une vision peu approfondie sur le pourquoi choisir tel ou tel système d’un point de vue humain, environnemental et économique. La vision économique étant celle qui domine
3- Un partage sur un bout de table des finalités de chacun. Souvent pas de trace écrite sur lesquelles revenir en cas de difficultés, de perte de sens ou de désaccords.
4- Des réunions plus ou moins formalisées et pas de traces écrites.
Alors quand tout va très bien, ça passe, comme dirait l’autre !
Sur le papier, il n’y a rien de dramatique.
Avez- vous déjà vu des GAEC à 3, avec 2 frères et le père qui rôde dans la cour, où tout va toujours très bien ?
Tout roule économiquement, aucun désaccord, aucune tension sur l’organisation des week-end et des vacances, aucun stress, aucune réflexion désagréable, aucune barrière du bâtiment qui ferme mal, tous les tracteurs sont en parfait état, aucune tension familiale…
Cette situation est une situation idéale et parfaite, où toutes les planètes sont alignées.
Que se passe-t-il quand toutes les planètes ne sont pas alignées ?
Ce n’est pas forcément la faillite assurée, mais la communication peut se détériorer très rapidement. Un grain de sable dans l’engrenage peut enrayer la machine. Sans compétences et sans outils de communication, la situation qui au départ semblait sous contrôle dérape jusqu’à parfois la dissolution du GAEC.
Voici quelques exemples concrets que j’ai rencontré dans mes accompagnements :
Exemples de situations rencontrées | Scénario | Les coûts psychologiques, relationnels et économiques |
Compétences à acquérir |
Un des associés n’est pas d’accord avec les choix d’investissement | Chacun reste campé sur sa vision Les choses s’enveniment
Ce désaccord fait ressurgir d’autres problèmes non résolus comme la gestion des week-end par exemples Celui qui n’est pas entendu et écouté, se victimise et il questionne sa place au sein du GAEC Jusqu’à ce que l’associé sorte du GAEC dans des conditions difficiles |
Stress – Tensions – Peur de ne pas s’en sortir – Poussé à l’extrême dépression
Perte de confiance, Perte de relation familiale ou amicale, Perte de réseau social
Travail sous tension = travail mal fait ; Faire appel à des juristes, fiscalistes si l’associé sort du GAEC, Perte de capital |
Savoir communiquer dans les désaccords
Savoir dire non, sans agresser Savoir argumenter Savoir écouter et comprendre la vision de l’autre Savoir négocier et trouver une issue Gagnant-Gagnant |
Un des associés est stressé, fatigué et communique mal | L’associé stressé ne dit pas ce qui se passe, ce qui le stresseLes autres associés prennent sur eux
Ils commencent à ressentir de l’agacement vis à vis de son comportement agressif Un conflit éclate lors d’une situation qui d’habitude n’aurait pas créer de conflits Les associés se braquent |
Stress – Tensions – Poussé à l’extrême dépression
Isolement, tension dans les relations, perte de confiance
Travail sous tension = travail mal fait ; Pas de décision stratégique sous tension ; projet mis en attente |
Savoir communiquer son ressenti
Savoir expliquer une situation stressante Communiquer de façon non violente Gérer les tensions Savoir reconnaître ses émotions |
Qu’est-ce qui aurait pu être prévu dans le projet de départ ?
Les associés auraient pu établir des modes, des règles et des habitudes de communication.
En répondant à cette série de questions :
Pourquoi prenons-nous au sérieux la communication ?
Qu’est-ce qu’une bonne communication permet d’éviter ?
Comment exprime t-on le désaccord mais aussi la satisfaction formellement ?
Comment tranchons-nous une décision pour la ferme ? Quels sont les critères que l’on prend en compte ? Qu’est-ce qui est le plus important pour nous ?
Comment exprimons-nous nos états émotionnels ?
Comment mettons-nous en place des temps formels de communication pour savoir ?
Comment chacun se sent dans le travail, dans sa place au milieu des associés ?
En cas de conflit, comment réagissons-nous ? Que mettons-nous en place ?
Comment favorisons-nous la convivialité pour resserrer les liens ?
Ces questions n’ont pas de réponses définitives. Je recommande de se les poser au minimum 2 fois par an ou plus si besoin. Considérez-les au même titre que les points réguliers que vous faites avec votre conseiller technique ou votre conseiller de gestion.
Je sais que ces questions sont absentes de 95% des projets. Elles peuvent même paraître saugrenues quand on n’a pas l’habitude et surtout dans le cadre d’un projet professionnel.
Est-ce qu’il n’est pas plus saugrenue de voir deux frères proches pendant 30 ans et qui finissent par s’insulter et ne plus s’adresser la parole parce qu’un désaccord a dégénéré ?
Arrêtez de croire que votre humanité s’arrête à la porte de la ferme
Vous pensez qu’une fois au travail, ce qui fait de vous un humain avec toute sa complexité : ses contradictions, ses peurs, ses colères, son besoin de reconnaissance, d’appartenance, de s’exprimer, se met en pause ?
Si vous avez cette croyance, c’est votre humanité que vous perdez. Et perdre son humanité coûte bien plus cher que de perdre une vache ou/et une récolte.
Les tensions, les désaccords, les émotions font partie de la vie. La question est : Comment les accueille-t-on ? Et qu’en fait-on de constructif ?
Faire semblant que vous ne ressentez rien, que vous n’êtes pas triste, découragé, contrarié, vexé, isolé, c’est comme empêcher une vache de vêler.
Vous pouvez le faire, nous pouvons imaginer les pires maltraitances pour l’empêcher de vêler mais dans tous les cas, le veau ne va pas disparaître. Je vous le concède, la métaphore est grossière et un peu tirée par les cheveux !
Mais selon moi, il est bien plus grossier de ne pas prendre au sérieux la communication et de ne pas y investir du temps pour permettre un travail plus serein au quotidien.
Vous ne vous rendez pas compte du pouvoir d’une bonne communication !
J’ai vu des agriculteurs pleurer parce que nous avions réussi à désamorcer un conflit, par le biais d’une médiation.
La communication est un précieux outil pour fluidifier les relations interpersonnelles et le travail d’équipe. Elle s’apprend. Vous n’avez plus d’excuses !
Allez-y petit pas par petit pas. Vous verrez que vous serez de plus en plus à l’aise.
Vous avez tant à gagner !